Tribune
« Agriculture : changer d’approche »
Depuis trois mois, on parle d’agriculture presque tous les jours. En France, en Europe, dans la presse et les médias généralistes, sur les réseaux sociaux, partout. On entend des voix de représentants agricoles, de Ministres de l’Agriculture, d’associations, d’élus impliqués sur ces sujets. Et bien entendu, comme à chaque fois qu’un sujet dure un peu, tout le monde, au-delà, a (ou se cherche) un avis sur le sujet. D’autant plus dans un contexte préélectoral européen.
Une part de moi-même - agriculteur, député européen et ancien syndicaliste - se réjouit qu’on accorde plus de place que d’habitude à une activité et des enjeux qui, je pense, le méritent. Et qui concernent tous les citoyens. Une autre part se désole des bêtises et des caricatures qui sont proférées et reprises tous azimuts. C’est sans doute inévitable.
Mais ce qu’il ne faudrait surtout pas éviter, c’est que toutes ces alertes, tous ces commentaires, se fassent sans exprimer (et discuter) de vision d’avenir sérieuse pour ce secteur.
Il y a évidemment beaucoup de sujets spécifiques d’actualité à régler. Les pouvoirs publics sont à l’œuvre, y compris sur des sujets délicats comme l’organisation de notre relation commerciale agricole avec l’Ukraine où les enjeux dépassent l’agriculture.
De nombreuses réponses de court terme très concrètes sont apportées au niveau européen pour alléger la charge qui pèse sur les agriculteurs, en simplifiant certains aspects de la PAC. C’est bien sûr aussi le cas au niveau national, en France, avec une longue liste de mesures (unification du régime des haies, réduction des délais des contentieux sur l’eau et les bâtiments, défiscalisation pour l’élevage...) visant à redonner un peu d’air aux paysans. Il faut faire en sorte que toutes ces décisions soient mises en œuvre et ressenties très vite sur le terrain, dans les cours de fermes.
Mais il faut regarder au-delà, et il n’y a pas dix mille questions fondamentales à essayer de résoudre. Comment concilier souveraineté alimentaire et durabilité environnementale ? Comment trouver les conditions d’échanges commerciaux équilibrés ? Comment assurer des revenus décents et stables aux agriculteurs ? Comment permettre le renouvellement des hommes et des femmes qui exercent cette profession ? En voilà au moins quatre, qui ne sont d’ailleurs pas indépendantes.
Si les réponses étaient évidentes, on les aurait déjà mises en œuvre. La majorité présidentielle en France a fait beaucoup pour l’agriculture ces dernières années. Au niveau européen, et c’est l’impulsion que le groupe Renew veut donner, je suis convaincu que nous pourrions beaucoup mieux avancer si nous adoptions tous une meilleure approche.
Une meilleure approche politique sur l’agriculture et l’environnement, par exemple, serait de se concentrer sur les moyens plutôt que sur les objectifs. Quand j’entends ou je lis que le retour (pleinement justifié) de la souveraineté alimentaire dans les esprits ou dans la loi, c’est en fait le renoncement aux objectifs environnementaux, je m’étouffe. Dire ça c’est condamner toute issue. Il faut évidemment faire les deux et absolument aucun agriculteur, je le sais, ne remet en cause les objectifs d’atténuation du changement climatique, de biodiversité ou de gestion des ressources. Nous nous sommes simplement trompés en croyant que l’énonciation ou la quantification plus ou moins approximatives de ces objectifs via des indicateurs plus ou moins pertinents et des sanctions plus ou moins proportionnées suffiraient à les atteindre. Non, ça ne marche pas.
On sait à peu près tous déjà où on doit aller (économie d’intrants, matière organique dans les sols cultivés et les prairies, tout en produisant de tout en quantité suffisante..) et on sait que ce n’est pas inatteignable puisque certains ont déjà réussi. Mais notre objet politique, ce qu’on doit discuter, c’est comment on entraine tout le monde, à quelles conditions et de quels moyens, financiers, humains, de recherche, on a besoin pour y arriver. À mon avis ce besoin est considérable, mais l’investissement est justifié. Et il faut les accompagner d’une politique complète de prévention et de gestion de tous les aléas, climatiques, économiques, auxquels les fermes sont exposées, combinant assurances et autres outils de mutualisation, sans oublier de couvrir les risques liés justement aux changements de pratiques agricoles.
Une meilleure approche sur le commerce agricole serait de sortir du cadre des Accords de Libre Échange actuels en tant que levier central de nos politiques commerciales. Car continuer à relever nos standards alors que nous ne sommes pas en mesure de les imposer aux produits que nous importons, ce n’est honnête ni vis à vis des agriculteurs, ni vis-à-vis des consommateurs. Il ne s’agit évidemment pas de renoncer au commerce. Nous exportons, notamment des produits à haute valeur ajoutée, et nous importons.
Si la sécurité alimentaire de tous les continents gagnerait autant que possible à reposer d’abord sur leurs propres capacités de production, il faut pouvoir la compléter par des échanges commerciaux. La question n’est donc pas pour ou contre le commerce, mais, à nouveau, comment. Et c’est là que le bât blesse. Depuis l’échec des négociations multilatérales, toutes nos négociations se font dans le cadre d’Accords de Libre Échange bilatéraux avec les différents pays ou groupes de pays du monde. Dans ces ALE, on parvient plus ou moins à consacrer des chapitres au respect de critères de durabilité, mais encore rarement avec des engagements sérieux (clauses miroirs) en matière de réciprocité et de respect de nos normes à nous. Et ce d’autant plus qu’il y a une réticence forte, de principe, de certains de nos partenaires commerciaux.
Mais on négocie quand même des baisses de tarifs douaniers sur les produits agricoles. Même quand ils sont contingentés, ce sont toujours des volumes qui menacent de venir tirer vers le bas nos marchés et entrer en distorsion de concurrence avec nos produits. En plus, comme l’agriculture est sensible, le sujet est souvent discuté en fin de négociation et sert de variable d’ajustement. Pourquoi ne pas parler d’agriculture au début ? Pourquoi ne pas accorder un cadre dédié aux produits alimentaires essentiels ? Pourquoi ne pas faire de la souveraineté alimentaire de chacune des parties un préalable ? En parallèle, et le mouvement est lancé, il faut développer des mesure miroirs dans toute notre réglementation qui s’appliquent à tous les produits importés.
Une meilleure approche européenne en termes de revenu serait de réinvestir beaucoup plus la gestion de l’offre. Il fut un temps où l’Europe régulait ses productions principales. Avec des dérives, il faut le reconnaître, qui ont conduit à devoir gérer des surproductions ou se vendre des droits à produire. Mais cela donnait de la prévisibilité aux agriculteurs sur leurs prix de vente. Une stabilité qui leur permettait de faire beaucoup plus facilement face à tous les autres défis.
Pourquoi renoncer à ces outils devrait-il signifier renoncer à en inventer d’autres ? La France, avec les États Généraux de l’Alimentation et à travers plusieurs lois, a fait des pas significatifs vers une meilleure prise en compte des coûts de production dans le prix de vente des produits. Le moment est venu de reconsidérer cet enjeu au niveau européen. On ne part pas de rien. Les spécialistes savent qu’il existe un règlement, qui s’appelle l’Organisation Commune de Marché, sous-utilisé alors qu’il offre déjà beaucoup d’options, permettant aux producteurs de mieux peser face à leur aval et dans certains cas de gérer l’offre en s’adaptant à la demande. Remis en avant, remis à jour, combiné avec des règles un peu plus coercitives en matières de pratiques commerciales, il pourrait redonner des perspectives de revenu et de la lisibilité aux producteurs.
Une meilleure approche sur la démographie agricole serait de faire davantage des agriculteurs - et non de l’agriculture- l’objet de toutes nos politiques agricoles. Car face à une pyramide des âges préoccupante, il ne suffira probablement pas de garder un petit bout de budget pour les jeunes en espérant que ça suffira à ce qu’ils se motivent pour prendre la relève.
Pourquoi ne pas faire des agriculteurs actifs une clé de répartition plus directe et plus forte des différentes aides de la Politique Agricole Commune, des politiques d’accès au foncier ? Il n’y a pas de modèle agricole unique en Europe, c’est le fruit de nos histoires. Imaginer par exemple une taille de ferme idéale n’a pas beaucoup de sens. Ce ne serait pas opérationnel. Mais vouloir garder suffisamment d’agricultrices et d’agriculteurs, qu’ils travaillent seuls ou à plusieurs, devrait devenir la première des priorités. On peut être certains que c’est une condition à la résilience de nos systèmes de production qui devront répondre à des attentes de plus en plus diverses, qui devront innover et qui ne le feront pas sans des agriculteurs formés et nombreux. Cette orientation est portée en France, elle doit l’être partout.
Nous devons aujourd’hui prendre très au sérieux l’interpellation très large que les agriculteurs de toute l’Europe nous adressent. Prendre au sérieux ne signifie pas dire simplement « vous avez raison » ni « c’est la faute des autres » ou encore « ah, si on m’avait écouté... ». Prendre au sérieux, c’est essayer d’apporter de premières adaptations, pour soulager, simplifier, mais ensuite et surtout c’est, collectivement, se demander comment nous pourrions nous y prendre mieux qu’avant pour répondre, de façon cohérente, aux questions de fond.
Il n’y a d’issue - je pense aussi bien auprès de ceux qui choisissent des postures conservatrices que radicales - ni dans la défense absolue de l’existant (la posture de la droite conservatrice des LR et de l’extrême droite qui, elle, va plus loin en prônant le retour en arrière et le repli sur soi), ni dans la simple injonction au changement (celle des Verts notamment). N’en déplaise aux prétendus défenseurs ou procureurs de l’Agriculture, le vrai travail politique, nécessaire, plus exigeant, plus ingrat parfois, que nous devons mener, c’est celui sur les conditions et les moyens du changement. Toutes les bonnes volontés peuvent y contribuer. Il y a plus de risques de faire des erreurs, mais plus de chances de faire progresser la situation.
Jérémy DECERLE
Député européen
Éleveur charolais